mardi 6 décembre 2011

Ça roule ma poule!*


Je mène une vie de bourlingueur. J'erre sur une route sans fin. Je ne sais pas vers quel pays, vers quelles rencontres, vers quelle utopie cette route me mènera, mais je ne suis pas triste et je ne m'ennuie jamais**. Pourtant, je reviens toujours entre deux errances. Vers mon amour, mes amis et mes proches. Vers mon nid, aussi.

« Toi, tu fais la belle vie, chanceux! », me disent parfois certaines personnes sur un ton empreint de jalousie ou de reproche. Comme si le fait de vivre la vie que je me suis bâtie, au prix d'efforts et de sacrifices, leur rappelait les rêves qu'ils ont abandonnés, par conformisme ou par carriérisme. À moins que ça ne soit par peur de l'inconnu. Allez donc savoir. Pourtant, cette décision, ce sont eux qui l'ont prise, pas moi qui la leur ait imposée. Il n'y a donc pas raison d'être jaloux. Déçu, peut-être? Et encore.

Mon but n'est pas de narguer qui que ce soit, ni de rendre mes amis envieux, bien au contraire. Je bouge par nécessité. C'est un besoin vital chez moi. J'ai des fourmis dans les pieds et dans la tête. Il faut que je m'évade, physiquement et mentalement. C'est comme ça depuis ma plus tendre enfance. Que voulez-vous que j'y fasse?

J'ai la bougeotte. Je suis un globe-trotter boulimique, affamé d'ailleurs J'accumule des kilomètres de réminiscences, de sensations, d'odeurs et de sons pour les graver ensuite dans les méandres de mon cerveau. Chaque voyage, chaque séance sur circuit imprimée dans mon cortex devient ainsi une entrée dans ma banque de données mémorielles. Je peux la parcourir à volonté quand je suis immobilisé en rade, en attente d'un horizon à découvrir, quand je tire sur mes chaînes virtuelles comme un bateau amarré au quai. Je veux que chacune de ces pérégrinations puisse me revenir à l'esprit en un clin d'œil, dans un claquement de doigts, même le jour où ma matière grise ne sera plus qu'un amas gélatineux sans trace d'hier, sans éclair de génie, une masse inerte de laquelle la passion et le plaisir auront été effacés à jamais.

Plus les ans passent et plus je roule pour ne pas vieillir. Plus j'écris pour ne pas tomber en panne de remembrance. Pour ne pas me perdre dans le brouillard du vieillissement et de l'oubli. 

 

Je suis intimement convaincu que la moto est le véhicule idéal de l'évasion. D'abord, parce que l'on fait corps avec elle dans un ballet érotico-mécanique qui nous conduit à coup sûr à l'extase. Mais aussi parce que la moto est le seul moyen de transport qui me permette de voyager dans tous les sens du terme. De vivre la route avec intensité, tout en me promenant dans mes soliloques intérieurs. Mon esprit reste réceptif, mon corps est acteur et tous mes sens sont en alerte. Je vis chaque instant avec délectation et gourmandise, quelle que soit la durée du trip. L'évasion s'inscrit alors dans l'instant, pas dans la durée. Sinon, elle devient une fuite en avant… et ce n'est pas ce que je cherche.

Chaque particule de gomme qui reste collée à l'asphalte de mes déambulations est une parcelle de vie qui m'échappe. Néanmoins, elle laisse une trace indélébile de mon passage. Cette familiarité avec la route me permet de tutoyer tous les chemins que j'emprunte comme si je les connaissais intimement, d'appeler chaque gravillon par son prénom, de caresser chaque courbe de la pointe de la botte, pudiquement, mais avec tendresse. Et, jusqu'à présent, la route me le rend bien. Depuis des années, elle me conduit là où la flânerie est reine, là où la vitesse permet de ralentir le temps. Là où les montées d'adrénaline font passer la cocaïne pour de la petite bière.

Je n'ai jamais cru que la moto était le symbole de la liberté ou de l'indépendance comme beaucoup de motocyclistes le prétendent. D'abord, la moto est le véhicule le plus contraignant qui soit, celui qui nous rend le plus dépendant, en partie à cause de son appétit vorace en carburant et de son autonomie ridicule. Combien de montures tombent en panne sèche après seulement 200 km? Ces lacunes techniques nous obligent à planifier un parcours sur lequel on sait pouvoir trouver facilement le précieux carburant, à toute heure du jour ou de la nuit. En fait de liberté, on repassera.

De plus, à moto on est tributaire de la météo, plus qu'avec tout autre véhicule. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il grêle ou qu'il neige et le plus idyllique des voyages se transforme alors en cauchemar. Même le soleil et la chaleur menacent notre plaisir par leurs excès. Pourtant, je reconnais le pouvoir d'évocation de la moto. Ce don particulier qu'elle a de transformer nos chaînes en voiles. Cette facilité à transmuter les aléas de la route en bonheur. L'un des plus beaux voyages que j'ai effectués récemment s'est déroulé sous des trombes d'eau et, malgré l'inconfort de la situation, j'ai vécu un moment magique.

Kilomètre après kilomètre, j'écris ma vie au plus-que-parfait, quelle que soit la monture, quel que soit le chemin. Et lorsque je fais une halte, c'est-à-dire que je pose mon casque, mon cuir et mes gants pour un moment, le temps de me reposer et de me ressourcer, je me prépare déjà à repartir vers un autre voyage, à vivre une autre histoire, à faire d'autres rencontres, à découvrir d'autres horizons. C'est un mouvement perpétuel. Un excellent remède contre le vieillissement de l'âme.

Il y a toujours des choses qu'on ne dit jamais, des sujets qu'on évite, par superstition, comme si le fait de ne pas les évoquer les éloignait de nous. Pourtant, j'espère secrètement que proches et amis me remettront sur la route lors de mon dernier voyage. Ça serait bien que l'un d'eux ait l'idée de conserver un peu de mes cendres dans un petit contenant, sorte d'amulette macabre, qui l'accompagnerait partout où il irait. Je n'ai pas envie de moisir au même endroit pour l'éternité. Avouez que ça serait un comble, pour un motard vagabond…

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* Ça roule ma poule est un des derniers livres écrits par Coluche
** Clin d'œil à Willie Lamothe (Mille après mille)