dimanche 28 avril 2013

Mort d’un motard voyageur*

Comment résister devant un tel spectacle? Photo © Didier Constant

Cette semaine j’ai appris une triste nouvelle. Un de mes amis de longue date, avec lequel j’ai écumé les routes et visité les grands salons européens au cours des dernières années, m’a déclaré qu’il abandonnait la moto parce qu’il n’avait plus la flamme. Ça m’a donné un coup terrible. Je suis resté les bras ballants. Aphone. La semaine précédente, il s’était inscrit à un camp de deux jours de l’école California Superbike School, à Las Vegas, pour y suivre les cours de niveaux 3 et 4. Il parlait alors d’acheter une moto neuve en France pour m’y accompagner à sa retraite et avait même réservé un voyage dans la Drôme, en septembre.

Que s’est-il passé dans sa tête en l’espace d’une semaine? Lui qui faisait de la moto depuis plus de 35 ans, comment a-t-il pu tirer si soudainement un trait sur une passion qui durait depuis si longtemps? S’est-il fait peur, au point de devoir renoncer? A-t-il réalisé qu’il ne prenait plus plaisir à conduire? A-t-il atteint ses limites? À moins que sa passion n’ait pas pu faire face aux aléas de la vie?

Personnellement, cette mort virtuelle m’a profondément atteint. Une passion qui s’étiole (ou qui se dément) c’est un peu comme une étoile qui s’éteint sans laisser de trace. Je me sentais aussi triste que si mon ami venait de décéder. Plus même. Car je ne trouvais pas de réconfort dans la croyance qu’il était parti en faisant ce qu’il aimait le plus au monde.

En fait, ça m’a amené à me questionner sur ma propre passion et à mettre en doute les certitudes que j’entretenais depuis des lustres. Après une longue introspection, je me suis rassuré sur l’authenticité et la vigueur de ma passion. Non seulement elle est intacte, mais surtout, elle est inextinguible. La moto est une vieille maîtresse de 40 ans. Depuis mes premiers tours de roue sur un vieux Solex acheté une misère et avec lequel j’ai ressenti mes premiers émois mécaniques. J’aime tellement la moto que j’ai abandonné une carrière dans la fonction publique pour une vie de motard vagabond. Une vie que j’adore et que je ne changerais pour rien au monde.

À mes débuts, je vivais pour rouler, comme beaucoup de mes congénères, mais, progressivement, ma passion a évolué et aujourd’hui je roule pour vivre. Au propre comme au figuré. En effet, la moto est mon gagne-pain, mais elle est aussi ma raison de vivre. Quand je reste plusieurs mois loin des routes, je me délite, je meurs à petit feu. Tout mon univers tourne autour de la moto. Même mes vacances sont tout entières dévolues à la moto. Elles sont une occasion supplémentaire de rouler, ailleurs, dans des contrées où voyager à moto est une aventure qui contraste avec les brimades que l’on doit endurer ici, au Québec, pour assouvir notre passion.

Pour être honnête, je dois avouer que les manigances de la SAAQ ont bien failli avoir raison de ma flamme. L’augmentation du coût des plaques et des permis m’a plus indisposé par son caractère injuste et arbitraire que par son coût économique. En fait, ces mesures m’ont surtout donné le sentiment d’être traité en citoyen de seconde zone et de n’avoir pas les mêmes droits que les automobilistes. Et je ne parle pas de l’état déplorable du réseau routier ni de la chasse aux sorcières orchestrée par les forces policières municipales et provinciales transformées en collecteurs de taxes publiques.

Mais revenons à nos motos... Avec l’expérience, j’ai appris à relativiser les risques reliés à la pratique de la moto. À vivre en paix avec le danger, ce compagnon de voyage sans lequel l’expérience ne revêt pas le même caractère, n’a pas la même saveur. C’est le sel de la vie, de la vie de motard en tout cas. Ne vous méprenez pas pourtant. J’adore la vie. Et je n’ai aucune velléité de départ hâtif. Il s’agit là d’un vrai paradoxe, car je sais qu’à moto les probabilités que ma vie prenne fin prématurément sont énormes. Mais sans risque, la vie n’a pas vraiment de sens, de justification. Et sans passion, la vie n’a ni chaleur ni relief.

À moto je sens, je ressens, je vis, je vibre, je rêve et je dérive. Je suis moi. Je suis la moto. Je suis la route. Je suis le paysage. Je suis l’aventure. Et c’est pour ces raisons que je plains les gens – surtout les motards – qui abandonnent leurs rêves, qui laissent la flamme de leur passion s’éteindre sans tenter de la rallumer. C’est à mon sens un terrible constat d’échec. Une petite mort. Et ça, c’est un vrai danger!

* Clin d'œil à Arthur Miller. J'espère qu'il me pardonnera l'emprunt ;-)