jeudi 24 janvier 2013

Le blues du vagabond


 Janvier est un mois obscurément blanc. Il a beau se mettre sur son 31, il reste pour moi une période triste qui, chaque année un peu plus, sonne le glas de ma jeunesse perdue. C’est le mois des rides et des engelures. Du blues de l'hiver... De l'angoisse du vagabond qui craint de rester les pieds pris dans les glaces éternelles de la routine. Immobile. Sans but, sans rêves, sans ailleurs à découvrir, sans route à parcourir.

Ce matin, il fait froid. Comme dans le cœur d'un banquier suisse. Un froid bipolaire, glacial, tranchant comme un couteau de boucher. Moins 27 degrés au thermomètre. Et c'est sans compter le facteur éolien, qui frappe toujours deux fois, rendant l'insupportable encore plus intolérable. La patinoire, dans le parc en face, est déserte. Pas un enfant n’a osé chausser les patins pour affronter un Gretzky imaginaire. Même les écureuils d’ordinaire si audacieux sont restés blottis les uns contre les autres, dans leur nid, en haut des arbres.

La vitre de mon bureau gémit sous la morsure glaciale du nordet. Elle craque! Elle pleure! Comme si elle voulait partager sa souffrance, implorant que je la console. Derrière cette barrière invisible, emmitouflé dans ma robe de chambre en laine polaire, mon esprit, anesthésié par la chaleur qui monte du radiateur, vagabonde entre anticipation et mélancolie, sur la route sinueuse du temps qui file. Je passe en un instant de l'excitation provoquée par l’inspiration d'un voyage prochain à la tristesse de contempler les amarres qui me retiennent — elles ont beau être psychologiques, elles n’en sont pas moins solides —, à la peine que je ressens de ne pouvoir sentir la chaleur de l'asphalte brûlant sous mes pneus.

Les images des vidéoclips évoquant de magnifiques balades autour du monde, des courses d'anthologie, des présentations de nouveaux modèles exotiques, ne suffisent plus à me mettre le sourire à l'âme. J'ai des fourmis dans les pieds et les doigts qui pianotent sur un levier d'embrayage virtuel. Je ressens des crampes au poignet droit à force de tordre l’accélérateur de mes souvenances. C'est peut-être psychosomatique, mais ça fait mal quand même.

Puis, dans la froidure du matin, la sonnerie du tėléphone retentit et me sort de mon spleen. Au bout de la ligne, la voix chaleureuse d'un ami d'enfance qui m'appelle pour me souhaiter bon anniversaire, en retard, comme à son habitude, mais ce n'est pas important, c'est l'intention qui compte, n'est-ce pas? Parle, parle. Jase, jase. Et le temps qui file sans qu'on s'en préoccupe. Sans qu'on jette un coup d'œil à l'horloge. Sans qu’on pense à autre chose qu'à l’instant présent. Sa voix me fait l'effet d'un élixir de jeunesse. Elle me fait voyager dans le temps et me rappelle que l'amitié est un excellent remède contre le vieillissement de l'esprit. Puis on évoque notre prochaine rencontre, nos prochaines escapades à moto sur les routes de notre jeunesse, nos prochaines libations. C’est bon et ça réchauffe l’âme et le cœur.

Dehors, le soleil a bravé le froid et montre enfin le bout de son nez. Ses rayons caressent la vitre de mon bureau et font fondre le givre matinal. Il est presque midi... Déjà? Et s'il suffisait de parler ainsi, pendant des heures, pour chasser l'hiver, pour abattre les frontières et rapprocher les continents. Chez ma sœur, ma moto piaffe d'impatience, elle aussi, en attendant que je vienne la délivrer. Je compte les jours qui me séparent de nos retrouvailles. Je pense que je vais donner un coup de fil à mes frères, à ma sœur, à mes potes. Question d'accélérer le temps et de me ragaillardir en attendant de prendre la route. Pat, fais chauffer l’Inazuma... j’arrive!